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Toi, tu es éloigné du terrain …

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Ce n’est pas la première fois ; peut-être une de trop. Un collègue : “Toi, maintenant tu es éloigné du terrain.” En général, je simule une surdité soudaine due à mon grand âge et à mon expérience. Mais …

J’entends ces remarques. 
Au-delà même je les partage.

Oui, c’est vrai, je ne suis pas assez sur le terrain alors que c’est ma mission première. Je ne prends pas assez de classes alors que c’est ce que je préfère. Et je ne connais pas leurs élèves, je ne travaille qu’avec leur enseignant et leur école. 
C’est donc, par ces remarques, mon métier même qui est questionné.

Le terrain ?
J’ai enseigné à Saint-Denis, à Villetaneuse et à Epinay. Peu d’écoles en fait. Et si je compte, bien peu de classes. : entre 15 et 20. En effet un terrain limité dans ces premières années. Mais depuis je me suis rattrapé en ce qui concerne l’étendue du terrain, même si je ne travaille que sur une circonscription. 
Chaque année, je travaille avec une trentaine d’enseignants débutants que je vois en classe et en entretien de une à quatre ou cinq fois.

En une année je mets les pieds dans plus de classes que dans toute ma carrière d’instituteur : la question est donc : sur ces terrains multiples que puis-je encore apprendre du métier et de l’École ?
J’observe des praticiens. 
Des enseignants qui enseignent. 
Des élèves qui apprennent.

Des dimensions pédagogiques aux dimensions sociales de l’acte d’enseigner. Des enseignants qui survivent, d’autres qui s’épanouissent, d’autres encore qui résistent. 
Des erreurs didactiques aux chefs-d’œuvre de mise en œuvre pédagogique, des classes où l’élève est au centre, d’autres pour lesquelles le savoir est central, des Maîtres tout-puissants, des maîtres animateurs, des maîtres qui accompagnent, d’autres qui pilotent, … : le terrain est foisonnant.

J’observe.

Observer c’est faire des choix. Alors, je sélectionne avec l’enseignant que j’accompagne quelques pistes de travail et je me garde mes autres observations, mes autres questionnements pour moi, pour que ces terrains continuent à m’alimenter.  
Le terrain c’est mon métier, c’est la matière première de mes actions et de mes réflexions, c’est le matériau de ma construction professionnelle.

“Tu n’as pas pris de classes depuis très longtemps. Les élèves ne sont plus les mêmes.”

Prendre la classe.  
Drôle d’expression.

Je crois que je préfère me laisser prendre par des élèves. Me laisser surprendre. 
C’est ce que j’ai toujours apprécié dans ce métier. Des enfants curieux, qui se questionnent, qui remettent en question, qui surmontent des obstacles,

Alors je me laisse encore le droit, le devoir, de me laisser surprendre par des classes. Je leur propose des situations complexes parce que le monde est complexe et que le tout est bien plus que la somme des parties aussi simples soient-elles. 
Certains élèves adorent ; ils trouvent alors qu’il y a dans les disciplines du mystère, de la magie et aiment se mettre en danger pour résoudre. D’autres se plient à la situation et travaillent. D’autres, scolaires, ne comprennent pas que ce ne soit pas un exercice. Et enfin, ceux qui me prennent le plus, ce sont ceux qui surpris de leurs pouvoirs de compréhension de la situation, y entrent par tous les moyens et, opiniâtres, ne lâcheront pas ; ce sont souvent des élèves que l’on a pu dire en difficulté.

Ces enfants, ce ne sont pas les mêmes que ceux de mes classes. Heureusement, ils sont tous différents et effectivement ils sur-prennent. 
Et moi je prends encore et toujours plaisir à sur-prendre des classes, certes, pas assez à mon goût.

Oui, je suis et reste un maître d’école, un instit’, je revendique ce métier.

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Numérique : prêts … à nous vendre aux gafam …

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Nous sommes prêts, le Ministère nous l’a dit ! Il l’a répété … encore et encore …

Atterré, j’apprends par la bouche de notre chef suprême la fermeture des établissements scolaires en même temps que l’ensemble de la population.

Le lendemain, un vendredi, le 13 mars, juste avant qu’élèves, enseignants, directeurs et famille ne s’éloignent de l’école pour une période inconnue, j’apprends qu’un outil informatique en ligne unique et salvateur est prévu pour remplacer les liens pédagogiques et affectifs qui existent entre nos élèves et leurs maîtres : “ma classe à la maison” du CNED.
C’est un dispositif que j’avais à peine survolé lorsque les premières écoles ont fermé. 
Désormais, il est donc obligatoire ! On doit l’utiliser ! Le lien sera donné aux familles dès la fin de la journée.

Les directeurs d’écoles sont réunis dans une petite salle du collège voisin, et, l’objet magique leur est révélé. Cela ressemble presque à une démonstration commerciale malgré la bonne volonté du présentateur. On leur demande donc de récolter les adresses électroniques des familles dans la journée, de prévenir les enseignants de l’usage impératif du site du Centre national de l’enseignement à distance.

Quelques explications techniques plus tard, je mesure la sidération de mes collègues : les questions fusent … les demandes affluent… d’autres sont encore hébétés de la fermeture qui s’approche, plus que quelques heures … Sur le temps de la pause méridienne nos directrices et directeurs devront répondre aux familles, réunir leur équipe, informer, apaiser … quelques uns ont les yeux brillants de larmes qu’ils retiennent.

Les questions techniques qui me sont posées au sortir de la réunion et dans l’après-midi me révèlent la fracture, le gouffre, que le numérique et ses usages avancées tels que présentés par “Ma classe à la maison” pourront catalyser chez nos collègues. 
Les questions me paraissent soudainement simplistes, si naïves, si essentielles pour eux …
Comment lire mon courrier électronique ailleurs que dans mon bureau ? Certains ne font pas la différence entre un logiciel de messagerie et un navigateur web. 
Comment envoyer un mail à plusieurs personnes ? Envoyer un mail en copie cachée ? Comment configurer une webcam ? Et comment scanner une page de manuel ? Comment faire un fichier pdf ? Comment communiquer un lien ? Les questions se multiplient et je sais que dès le soir même, le lendemain, les jours suivants, je me transformerai en hotline informatique …

Je suis un enseignant, maître formateur, un simple conseiller pédagogique. Je mène – entre autres – depuis près de 15 ans des formations auprès de mes collègues dont quelques unes sur les usages du numérique. D’autant que des TNI ont été installés dans toutes les classes de la ville dans laquelle j’exerce. Ces formations, ce sont les plus difficiles. Le public y est toujours particulièrement hétérogène. Du geek enthousiaste qui rêve d’un monde entièrement accompagné par le digital aux collègues qui ne connaissent de ce monde que leur smartphone et son usage simplifié, en passant par de vrais réfractaires. 
On a pu penser que ces jeunes enseignants, vous savez les petites Poucettes dont parlait Michel Serres, nés après Windows 95, aient pu, à travers leurs études et leur scolarité appréhender ces nouveaux outils et les maîtriser.

Cela est faux. Entièrement. L’école, notre École a failli !

Elle a failli. Cette École n’a pas su s’engager dans une continuité et une volonté pédagogiques en ce qui concerne l’enseignement et l’usage citoyen du numérique. Pas de volontarisme simplement. Les priorités, multiples, étaient ailleurs.

Elle a failli. Du plan « informatique pour tous », en passant par un B2i et un C2i inefficaces qui étaient pilotés et évalués au nombre de cases cochées, puis, en espérant que distribuer des TNI et des tablettes suffirait, en considérant l’enseignement scientifique comme du tiers temps, elle a réussi à participer, voire à renforcer à une véritable inculture numérique, à conserver les utilisateurs consommateurs dans l’ignorance de savoirs fondamentaux concernant leurs outils informatiques qu’ils considèrent donc comme magiques ; ils se retrouvent donc sous l’emprise des Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft …

Notre école a failli. J’ai pu croire, que les savoirs scientifiques et technologiques, les mathématiques, l’algorithmique à l’école allaient pouvoir, parce que les élèves devaient acquérir ces connaissances, infuser auprès de mes collègues, issus à plus de 80% de formations littéraires. Quelle erreur ! Les priorités étaient ailleurs. Pas en maths, pas en sciences, pas en technologie … mais lire, écrire, calculer et respecter autrui … avec, au gré des ministères successifs, de la culture, un peu, pas trop, et surtout pas scientifique …

Quelques jours, plus tard …

Le lundi 23 mars, après une semaine de pression sur les enseignants à utiliser le Cned, les ENT, … après avoir reçu un premier signe de libéralisme économique en permettant l’usage de plate-formes privées présentées comme « RGPD compatibles » sur lesquelles les enseignants se sont jetés, s’ils ne les utilisaient pas déjà en toute clandestinité puisque nous ne savions pas si cela était possible.

Les échanges entre collègues, entre familles et enseignants, entre professeurs et élèves, dans ce temps de confinement, se retrouvent alors via les plateformes de FB, de Google, … 
Les répertoires des téléphones de chacun sont laissés en pâture et partagés, les adresses et les numéros de téléphone des parents sont donnés.

Les éditeurs, les plateformes de soutien ne se trompent pas ; ils ouvrent leurs sites et atteignent ainsi un nombre de clients potentiels bien plus important. Et les enseignants se transforment en représentants de commerce en vantant leur mérite et en transmettant directement aux parents. Quoi de mieux comme prescripteur d’achat qu’un enseignant. 
Les familles nous font confiance. Les commerciaux aussi.

Si c’est gratuit, c’est vous le produit …
Si vous êtes le produit, ce n’est pas gratuit.
Si vos élèves sont le produit, les GAFAM vous remercient …

L’angoisse du numérique a cédé à cette frénésie d’usage des outils non institutionnels. 

Le principe de neutralité du fonctionnaire est allègrement bafoué.

Et il ne sera pas aisé de retrouver une certaine sérénité et une éthique professionnelle.

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Charge mentale pédagogique

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Avant d’aller en classe

Un vieil article publié en 2006 sur un vieux site.

Devant une tasse de café brûlant, le matin, tôt, trop tôt, avant de partir pour rejoindre l’école à quoi pensons-nous ? 
A la classe, aux élèves, aux perturbateurs, aux trop sages, à ceux qui ont quelques difficultés et à notre séance si délicate de la journée, celle qui soulève quelques questionnements, celle dont la mise en œuvre nous inquiète. 
Cette séance, on y a pensé la veille, on a préparé du matériel, des documents pour les élèves, sur un pc ou un mac on a reconstruit à partir de docs divers le support pour les élèves. C’est déjà dans le cartable, prêt à être utilisé. On pense à la photocopieuse – espérons qu’elle ne sera pas en panne -, on pense aux copies -y’aura-t-il assez de papier à l’école- puis le film de la séance se déroule.
Mais à quoi avons-nous pensé ?

Contexte
- Où en est la classe, dans quel projet cette séance s’inscrit-elle ? Qu’est-ce que j’ai proposé hier ou la semaine dernière ? Comment cela s’était-il déroulé ?- Où se passera la séance ? Quels aménagements de la classe, du gymnase, du préau, … ?- Comment se passe la classe au niveau de la discipline ? Comment sont les élèves en ce moment ? Fatigués, inattentifs, … ? Comment faire pour qu’ils écoutent mieux ? …

Domaine
- Quelle matière, quelle discipline ? Y étais-je à l’aise moi-même au cours de ma scolarité ? - Quelle documentation ai-je utilisée ? Quels sont mes souvenirs, mes connaissances ?- Quels contenus me paraissent essentiels ? Que disent les programmes, les manuels, … ?- Quels apprentissages plus précisément ?

Qu’ont-ils appris avant ?
- Ce n’est pas la première séance. Qu’est-ce qu’ils ont retenu de mes dernières séances ? Comment était l’évaluation ?- Sur quelles compétences puis-je m’appuyer ? Quels contenus ont-ils intégré ? Quels sont leur savoir-faire, leurs attitudes, leurs comportements ? Que devront-ils mobiliser ?- Quelle est la place de la séance dans la séquence d’apprentissage ? Où la situer dans le déroulement ou ma progression ?- Qu’est-ce que j’évaluerai ?

Quel type de situation sera proposé ?
- S’agit-il de la première séance ? Est-ce une séance d’appropriation ? de recherche ? de synthèse de leurs manipulation ?  - Devrai-je structurer et institutionnaliser les savoirs dès aujourd’hui ?- Dois-je les entraîner, quels exercices vais-je proposer ?- Comment sera l’évaluation, quand ? - Les compétences seront-elles transférables facilement ? Quelles situations de réinvestissement pourrai-je proposer ?

Et cette séance ?
- Quels en seront les objectifs généraux, spécifiques ? - Quels sont les contenus et les compétences visées :- Quels seront les obstacles ? Quels élèves auront des difficultés ? Que sais-je d’eux ?- Quels sont les préalables ? Comment motiver les élèves ? Comment faire pour que leurs compétences et savoirs soient mobilisés ?

Quelle durée ?
- Aurai-je le temps ? Est-ce que j’ai prévu assez, trop ? - Si on doit continuer, est-ce que je peux déborder sur la séance d’après ? - Quelles obligations y a t il pour la journée (gymnase, intervenants, sorties, …) ?

Les modalités de travail
- Travail individuel ? De groupe ? Toute la classe ?- Comment constituer les groupes ? Faut-il mettre en place un tutorat ? Les groupes ça fait toujours du bruit. Seront-ils assez calmes ?- Seront-ils toujours en groupe ? Et les regroupements ? Devant le tableau ? y’a-t-il la place ? Est-ce que je dois réaménager la classe ?- Que mettre à leur disposition ? Les dicos, y’en a assez ? La documentation ?

La situation :
- Quel est le but à atteindre pour les élèves ? Est-il raisonnable ?- Et ce support que j’ai préparé ? Sera-t-il adapté ? Lisible ?- Faut-il d’autres supports ? Pour les aider ? Pour ceux qui auront fait le travail très vite ? Et pour mes élèves un peu perdus ?- Quelle est leur tâche ? Quelles consignes donner ? Comment ?- Quelles opérations mentales sont en jeu ?- Quel matériel ? Est-il disponible ? Aurai-je le temps de le préparer ?- Que seront les critères de réussite : ceux du maître, ceux à définir avec les élèves ?- Quelles aides, quelle différenciation ? Comment aider les élèves le plus en difficulté ? Faut-il que je refasse mes documents à distribuer ? Dois-je en prévoir d’autre ? Et la consigne, il faudra sûrement que je la reformule, et qu’ils la reformulent …- Et mon rôle ? Où vais-je me placer ? Si ça se passe mal, je ne pourrais pas aider tout le monde …

Bilans, prolongements :
- Et donc j’ai pensé à mon évaluation … Quels critères ? Quels bilans dresserai-je de cette séance ?- Et celle qui va suivre, faudra-t-il que je la modifie encore ?- Et après, quels apprentissages ? Ma progression est-elle adaptée ?

J’ai sûrement oublié plein de choses, là ce matin après mon café à l’école, pourtant j’y ai encore réfléchi en disant à peine bonjour aux collègues … J’ai envie de parler de ma séance avec mes collègues. Non, pas le temps … C’est l’heure … Je vais chercher ma classe … Comment sont-ils ce matin ? Ils ont plein de choses à dire, à me donner, …

Et moi, j’ai préparé ma classe, enfin, je crois … On verra …